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« Gadget », « cache misère » : l’expérimentation de l’uniforme à l’école loin de convaincre les spécialistes de l’éducation - Public Sénat

La droite en a rêvé, Gabriel Attal va le faire. Proposition mise sur la table depuis plusieurs années, le port de l’uniforme à l’école va être expérimenté à la rentrée prochaine. Après l’avoir déjà évoqué en septembre dernier, le ministre de l’Education nationale, Gabriel Attal, a confirmé la semaine dernière, sur France Info, sa volonté de tester cette mesure qui suscite toujours le débat.

Le ministre assure ne pas avoir lui-même d’idée arrêtée sur l’uniforme. « Comme beaucoup de Français, je suis partagé sur la question de l’uniforme. […] Je ne suis pas encore convaincu que c’est une solution qui permettrait de tout régler, et pas non plus convaincu, comme certains, qu’il ne faudrait pas en parler et l’essayer », a déclaré Gabriel Attal, qui veut mettre en place « un vrai suivi de recherche » pour mesurer l’impact « sur l’autorité à l’école, sur le harcèlement scolaire, sur les questions de laïcité ». De quoi nourrir le débat « sur une base scientifique ».

On en sait un peu plus ce lundi sur cette expérimentation. France Info toujours lève en partie le voile. L’expérimentation commencera en septembre 2024, voire dès le printemps pour les collectivités qui le souhaitent. Plusieurs sont prêtes à faire ce test grandeur nature, comme les villes de Reims, Nice, Tourcoing, Perpignan, les Alpes-Maritimes ou la région Auvergne-Rhône-Alpes. Chaque famille « recevra cinq polos, deux pulls et deux pantalons par enfant », précise France Info. Ce kit d’une valeur de 200 euros ne coûtera rien aux familles. L’Etat, pour moitié, et les collectivités, pourraient prendre le coût à leur charge.

« L’uniforme, on va en attendre tout et beaucoup trop »

Chez les spécialistes interrogés, cette expérimentation de l’uniforme laisse pour le moins sceptique. « Je ne sais pas si c’est un gadget, ou si c’est véritablement sérieux », lance François Dubet, sociologue et professeur émérite à l’université de Bordeaux, qui note que « les enfants, les parents et les professeurs ne le demandent pas ». Pourtant, « l’uniforme, on va en attendre tout et beaucoup trop », pense le sociologue.

« Dans les pays où on pratique l’uniforme, le harcèlement se porte bien », remarque-t-il, et « s’il y a incontestablement un problème d’autorité, l’uniforme n’a rien à voir avec cela ». Autrement dit, « Ce n’est pas un enjeu décisif », tranche François Dubet, « les sujets de l’éducation, on les connaît : c’est le niveau des élèves qui ne monte pas, les inégalités qui se creusent à l’école, et le fait que le travail des enseignants est de plus en plus impossible ». Il insiste : « Les inégalités entre établissements sont considérables, se creusent, et au fond, ce chantier de réduction des inégalités des établissements est absent chez Gabriel Attal ».

« Ça peut être une bonne idée d’expérimenter, mais ce n’est pas facile ».

La méthode elle-même interroge. « L’expérimentation, ce n’est pas quelque chose que le ministère de l’Education nationale pratique beaucoup. Très souvent, dans un système centralisé, comme l’éducation, le changement est généralisé », relève Youenn Michel, historien de l’éducation et maître de conférences à l’université de Caen, qui se « demande si en France, on est capable de faire une expérimentation dans le champ des politiques éducatives. Si le ministre a décidé que c’était bon, il l’imposera de toute façon ».

« Des expériences, il y en a déjà eu je ne sais pas combien. Il faut différencier expérience et expérimentation », remarque pour sa part Claude Lelièvre, historien de l’éducation, qui explique que « pour une expérimentation, il faut avoir un point de comparaison entre ceux qui ont, et ceux qui n’ont pas. Et savoir ce qu’on expérimente, si c’est le sentiment d’appartenance, le climat, les résultats scolaires. Il faut contrôler l’expérimentation. Il y en a déjà eu aux Etats-Unis et en Australie, mais ces protocoles sont très difficiles à mettre en place ». Il ajoute :

 Il faut savoir quel est le protocole d’expérimentation, autrement, c’est du vent. 

Claude Lelièvre, historien de l’éducation.

Claude Lelièvre ne cache donc pas être « assez sceptique. Il faut avoir un échantillon représentatif. Et si ce sont des communes très volontaires, ça ne l’est pas. Ça peut être une bonne idée d’expérimenter en soi, mais ce n’est pas facile ».

« L’uniforme n’a jamais existé à l’école primaire publique », rappelle l’historien Claude Lelièvre

Pour François Dubet, cette décision du ministre est symptomatique « d’un climat nostalgique, le « c’était mieux avant ». Mais ce qui est amusant avec l’uniforme, c’est qu’il n’y a jamais eu d’uniforme dans les écoles. Il y avait des blouses, dans les lycées de filles, et les garçons allaient en costume de ville. Ce n’est pas une tradition », rappelle le sociologue.

« Ça n’a jamais existé à l’école primaire publique. C’était pourtant le lieu où il y avait le plus de brassage social. Il y avait certes des blouses, pas obligatoires, et ce n’était pas l’uniforme. Ça a existé dans bon nombre d’établissements privés. Ça fait partie de leur positionnement identitaire, mais pas pour des raisons d’égalité. Ça existait dans certains établissements du secondaire, lycées ou collèges, mais c’était le fait d’établissements huppés, plus pour des raisons de patriotisme d’établissement, des raisons distinctives. C’est une blague historique de dire que l’uniforme renvoie à l’égalité, c’est l’inverse, ça renvoie à des distinctions de groupe ou de communauté », ajoute l’historien Claude Lelièvre.

« L’idée a été relancée depuis 20 ans par les organisations autour de l’UMP, des LR »

Philippe Meirieu, professeur en sciences de l’éducation, s’interroge sur le budget consacré à la mesure. Il préférerait « que le coût de l’expérimentation puisse plutôt être consacré à des fournitures scolaires pour les villes en difficulté ou pour donner aux enseignants des heures dédoublées ». Youenn Michel s’interroge aussi « sur cet Etat surendetté, qui dit qu’il va payer des tenues aux élèves. Et avec une tenue par an. Je ne sais pas s’il y a des parents dans les communicants du ministère, mais ça me paraît bizarre ».

La proposition est loin d’être nouvelle. « L’idée a été relancée depuis 20 ans par les organisations autour de l’UMP, des LR. Ce n’est pas la gauche, ni les centristes, et pas tellement l’extrême droite », souligne Claude Lelièvre, qui lie l’annonce de Gabriel Attal a « une atmosphère de type sécuritaire ». L’historien ajoute : « Jusqu’à présent, on n’est jamais passé aux actes véritablement, ce qui montre que c’est plus de l’ordre du discours des représentations, que de l’opérationnel ».

« On sait bien que ce n’est pas l’uniforme qui fait les bons élèves, mais la sélection que fait l’établissement privé »

Mais l’uniforme peut-il avoir une part d’utilité ? Là où il y a eu expérimentation, « en Australie et aux Etats-Unis, dans l’étude la plus complète, la conclusion, c’est qu’on ne voyait pratiquement pas de différence sur les différents points, sauf sur un, contre-intuitif : le sentient d’appartenance est en général moindre quand il y a l’uniforme, sauf pour les établissements très prestigieux », explique Claude Lelièvre.

Philippe Meirieu va plus loin dans la critique. « On caresse l’opinion publique un peu réactionnaire et nostalgique d’une école d’autrefois, qui n’a jamais existé, dans le sens du poil », pointe du doigt le professeur en sciences de l’éducation. Il ajoute :

 La question n’est pas de cacher les inégalités mais de les faire reculer. Pour moi, c’est un cache misère, une manière de flatter l’opinion.  

Philippe Meirieu, professeur en sciences de l'éducation.

« On sait bien que ce n’est pas l’uniforme qui fait les bons élèves, mais la sélection que fait l’établissement privé et le fait que ces élèves viennent de milieux favorisés. Et des études très précises, venant de Grande-Bretagne, montrent cela », ajoute encore Philippe Meirieu, pointant « un entre soi ». Il reconnaît que « ça peut avoir un effet positif dans certains cas, c’est l’effet établissement, en amenant l’élève à s’investir, mais il y a aussi un effet négatif avec des élèves qui se sentent contraints ».

« Pour la laïcité, ça peut avoir un effet », selon Youenn Michel

Pour Youenn Michel, tout n’est pas à jeter dans l’idée d’uniforme. « On peut postuler que l’uniforme à l’école a l’avantage de gommer, ou d’atténuer les inégalités sociales qui passent par le vêtement, qui peut aller jusqu’à la tyrannie des marques, voire la moquerie et parfois le harcèlement. Mais les élèves se distingueront, en parlant de leurs loisirs par exemple ». Autre point positif que voit le maître de conférences de l’université de Caen : « Pour la laïcité, ça peut avoir un effet. C’est dans la lignée de l’interdiction de l’abaya », estime Youenn Michel, « l’uniforme, c’est protéger la loi de 2004 et affirmer l’égalité de traitement pour que les professeurs et les élèvent ne puissent plus voir de signes religieux sur les élèves. Ça joue indéniablement ».

Globalement, « ce n’est pas la priorité, mais ça peut aider », sans faire de miracle, pense Youenn Michel, qui ajoute encore : « Ce n’est pas la panacée, ce n’est pas une baguette magique. C’est moins important que d’autres chantiers, comme la formation des maîtres ». Conclusion provisoire avec François Dubet : « L’uniforme, ça va faire le buzz, mais les mesures que prend Gabriel Attal sur le redoublement, les groupes de niveaux, ou ce qu’il propose sur le recrutement des enseignants au niveau bac +3, auront un impact sensiblement plus fort ».

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